György Ligeti : Une somme plutôt qu′un produit!
"Tacet propose sur deux disques l’intégrale – bien sûr non définitive – de l’œuvre pour piano et pour clavecin de György Ligeti. La pianiste septuagénaire Erika Haase, native de Darmstadt, a été très tôt reliée à la musique composée après-guerre. Comment ne pas se sentir prédestinée pour l’Avant-garde lorsqu’on voit le jour dans LA ville qui fut le creuset des recherches menées par les acteurs majeurs de la musique de ces dernières décennies ? L’interprète semble avoir très vite perçu l’intensité profonde de ce lien, cette ascendance en quelque sorte. Sa longue expérience de ce répertoire moderne est manifeste : en 1959, Erika Haase remporte dans le cadre du Festival International de Musique Contemporaine le Prix « Kranichsteiner Musikpreis ». Elle obtient des bourses d’études pour Paris et Londres où elle collabore notamment avec Pierre Boulez et où elle se produit en soliste pour le compte de la BBC. En compagnie de son amie d’études Carmen Piazzini, elle explore les débuts componentiels de Ligeti, alors âgés d’à peine vingt ans. Au travers des pièces pour piano à quatre mains des années quarante, ainsi que des morceaux pour piano seul écrits à l’occasion des cours de composition dispensés par Sándor Veress en 1947 (Invention, Capriccio n°1 et n°2), tous publiés avec l’accord du compositeur il y a tout juste cinq ans, il est loisible de (re-)découvrir un compositeur déjà capable d’une grande élaboration (Polyphonic Etude de 1943) et qui s’inscrit à cette époque dans le prolongement de ses pairs et compatriotes Bartók (patent dans les trois marches nuptiales de 1950) et Kodály. Volontiers badin, le ton y flirte avec des éléments anticipant cependant les recueils de la maturité. Par l’esprit, ces quelques opus issus de sa période hongroise (Ligeti s’exilera de son pays natal en 1956) rappellent le Concerto Roumain pour quatuor à cordes et orchestre de 1951. En duo avec sa complice italienne ou seule, Erika Haase déploie un jeu très investi, vif, qui rend avantageusement la saveur des rythmes et le caractère impétueux et parfois humoristique de ces pièces.
C’est en 1951 que l’un des piliers de sa production pour piano voit le jour. Le cycle Musica Ricercata correspond à l’affranchissement des influences dominantes ayant prévalu auparavant. Les onze miniatures du recueil partent toutes d’un problème de composition donné, que Ligeti se propose de résoudre avec des moyens réduits à l’essentiel. Les aficionados du dernier film de Stanley Kubrick réentendront avec bonheur la réflexion sur l’intervalle de seconde, obsédant et trouble à la fois. Musica Ricercata suggère déjà une musique qui évolue tout en donnant l’impression d’une immobilité, ou le contraire. L’art de brouiller les pistes pour relativiser les certitudes de l’auditeur se succèdent déjà dans ces travaux d’il y a plus de cinquante ans, des travaux qui annoncent les Etudes de ces deux dernières décades.
« Je m’imagine une musique d’une extrême impulsivité, très complexe du point de vue du contrepoint et de la métrique, ramifiée comme un labyrinthe, avec des figures mélodiques tout à fait percevables, mais sans aucune trace de retour au déjà fait, une musique non tonale sans être non plus atonale. » Ainsi s’exprimait György Ligeti, lorsqu’il commentait ses Etudes et le projet d’ensemble qui le meut vers la fin des années quatre-vingt. « Une de mes intentions de composition serait la création d’un espace musical illusoire à l’intérieur duquel ce qui était à l’origine mouvement et temps s’avérerait être immobile et intemporel. » Espace et mouvement, deux préoccupations contemporaines au centre de maints enjeux aux XXe et XXIe siècles… Ligeti perpétue d’une manière unique en son genre la tradition de la grande musique romantique en cela qu’il exige de ses interprètes un maximum de virtuosité et de percée intellectuelle. Ses dix-huit Etudes font appel à diverses influences allant de la théorie mathématique du chaos à la musique du Sahel en passant par le gamelan, le swing, Liszt... Des thèmes mélodiques ou des clins d’œil à l’univers de Debussy, par exemple, semblent se dégager, on croit percevoir des éléments familiers, mais tout se révèle comme autant d’illusions fugaces, systématiquement. Ses études nous emmènent inexorablement sur des plans sonores sans cesse renouvelés, insoupçonnés, dont Ligeti demeure le seul à avoir l’apanage. La vitesse se met au service de l’immobilité, les notes répétées à celui de la mélodie. Tout est paradoxe, féerie et beauté, surprise, ordre et désordre. Et le talent indéniable d’Erika Haase émeut autant qu’il fascine, magnifiquement servi par ailleurs par un enregistrement qui semble capter l’instrument à sa source.
Le timbre vient s’ajouter tout naturellement aux deux autres notions explorées dans les Etudes. Continuum, pour clavecin, cultive le paradoxe d’un instrument qui, en solo, produit un phénomène acoustique de fusion sonore culminant vers des aigus synthétiques alors que tout n’émane que d’un matériel daté, voire vétuste, et qui, par sa physiologie, est présupposé dépourvu de ces possibilités spectrales, imaginées et mise en exergue pourtant par le compositeur. Deux pastiches pour le même instrument-roi de l’ère baroque viennent compléter une œuvre pour clavier à remettre entre toutes les mains.
Enfin un disque qui, pour faire une métaphore tout droit sortie des mathématiques, est bien plus une somme qu’un produit ! Une somme non encore finie de termes convergeant vers l’affirmation d’un génie inépuisable. "
Bernard Halter
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"Tacet propose sur deux disques l’intégrale – bien sûr non définitive – de l’œuvre pour piano et pour clavecin de György Ligeti. La pianiste septuagénaire Erika Haase, native de Darmstadt, a été très tôt reliée à la musique composée après-guerre. Comment ne pas se sentir prédestinée pour l’Avant-garde lorsqu’on voit le jour dans LA ville qui fut le creuset des recherches menées par les acteurs majeurs de la musique de ces dernières décennies ? L’interprète semble avoir très vite perçu l’intensité profonde de ce lien, cette ascendance en quelque sorte. Sa longue expérience de ce répertoire moderne est manifeste : en 1959, Erika Haase remporte dans le cadre du Festival International de Musique Contemporaine le Prix « Kranichsteiner Musikpreis ». Elle obtient des bourses d’études pour Paris et Londres où elle collabore notamment avec Pierre Boulez et où elle se produit en soliste pour le compte de la BBC. En compagnie de son amie d’études Carmen Piazzini, elle explore les débuts componentiels de Ligeti, alors âgés d’à peine vingt ans. Au travers des pièces pour piano à quatre mains des années quarante, ainsi que des morceaux pour piano seul écrits à l’occasion des cours de composition dispensés par Sándor Veress en 1947 (Invention, Capriccio n°1 et n°2), tous publiés avec l’accord du compositeur il y a tout juste cinq ans, il est loisible de (re-)découvrir un compositeur déjà capable d’une grande élaboration (Polyphonic Etude de 1943) et qui s’inscrit à cette époque dans le prolongement de ses pairs et compatriotes Bartók (patent dans les trois marches nuptiales de 1950) et Kodály. Volontiers badin, le ton y flirte avec des éléments anticipant cependant les recueils de la maturité. Par l’esprit, ces quelques opus issus de sa période hongroise (Ligeti s’exilera de son pays natal en 1956) rappellent le Concerto Roumain pour quatuor à cordes et orchestre de 1951. En duo avec sa complice italienne ou seule, Erika Haase déploie un jeu très investi, vif, qui rend avantageusement la saveur des rythmes et le caractère impétueux et parfois humoristique de ces pièces.
C’est en 1951 que l’un des piliers de sa production pour piano voit le jour. Le cycle Musica Ricercata correspond à l’affranchissement des influences dominantes ayant prévalu auparavant. Les onze miniatures du recueil partent toutes d’un problème de composition donné, que Ligeti se propose de résoudre avec des moyens réduits à l’essentiel. Les aficionados du dernier film de Stanley Kubrick réentendront avec bonheur la réflexion sur l’intervalle de seconde, obsédant et trouble à la fois. Musica Ricercata suggère déjà une musique qui évolue tout en donnant l’impression d’une immobilité, ou le contraire. L’art de brouiller les pistes pour relativiser les certitudes de l’auditeur se succèdent déjà dans ces travaux d’il y a plus de cinquante ans, des travaux qui annoncent les Etudes de ces deux dernières décades.
« Je m’imagine une musique d’une extrême impulsivité, très complexe du point de vue du contrepoint et de la métrique, ramifiée comme un labyrinthe, avec des figures mélodiques tout à fait percevables, mais sans aucune trace de retour au déjà fait, une musique non tonale sans être non plus atonale. » Ainsi s’exprimait György Ligeti, lorsqu’il commentait ses Etudes et le projet d’ensemble qui le meut vers la fin des années quatre-vingt. « Une de mes intentions de composition serait la création d’un espace musical illusoire à l’intérieur duquel ce qui était à l’origine mouvement et temps s’avérerait être immobile et intemporel. » Espace et mouvement, deux préoccupations contemporaines au centre de maints enjeux aux XXe et XXIe siècles… Ligeti perpétue d’une manière unique en son genre la tradition de la grande musique romantique en cela qu’il exige de ses interprètes un maximum de virtuosité et de percée intellectuelle. Ses dix-huit Etudes font appel à diverses influences allant de la théorie mathématique du chaos à la musique du Sahel en passant par le gamelan, le swing, Liszt... Des thèmes mélodiques ou des clins d’œil à l’univers de Debussy, par exemple, semblent se dégager, on croit percevoir des éléments familiers, mais tout se révèle comme autant d’illusions fugaces, systématiquement. Ses études nous emmènent inexorablement sur des plans sonores sans cesse renouvelés, insoupçonnés, dont Ligeti demeure le seul à avoir l’apanage. La vitesse se met au service de l’immobilité, les notes répétées à celui de la mélodie. Tout est paradoxe, féerie et beauté, surprise, ordre et désordre. Et le talent indéniable d’Erika Haase émeut autant qu’il fascine, magnifiquement servi par ailleurs par un enregistrement qui semble capter l’instrument à sa source.
Le timbre vient s’ajouter tout naturellement aux deux autres notions explorées dans les Etudes. Continuum, pour clavecin, cultive le paradoxe d’un instrument qui, en solo, produit un phénomène acoustique de fusion sonore culminant vers des aigus synthétiques alors que tout n’émane que d’un matériel daté, voire vétuste, et qui, par sa physiologie, est présupposé dépourvu de ces possibilités spectrales, imaginées et mise en exergue pourtant par le compositeur. Deux pastiches pour le même instrument-roi de l’ère baroque viennent compléter une œuvre pour clavier à remettre entre toutes les mains.
Enfin un disque qui, pour faire une métaphore tout droit sortie des mathématiques, est bien plus une somme qu’un produit ! Une somme non encore finie de termes convergeant vers l’affirmation d’un génie inépuisable. "
Bernard Halter
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